Larcher furieux, les sénateurs tétanisés... L'affaire Guerriau vire au very bad trip pour le Sénat
Les révélations sur le sénateur Joël Guerriau, accusé d'avoir drogué la députée Sandrine Josso, entachent l'image d'exemplarité mise en avant par le président du Sénat. Enquête.
Sa réaction était très attendue. Mercredi 22 novembre, Gérard Larcher a enfin réagi à l’affaire Joël Guerriau en personne, à la télévision, pour demander une fois de plus au sénateur Horizons de « se mettre en retrait » et de « démissionner de ses fonctions de secrétaire au Bureau du Sénat et de vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées », indiquant que l’élu lui avait depuis écrit spontanément une lettre. L’œil rivé sur ses notes, préparées par son fidèle conseiller, Patrick Dray, M. Larcher a précisé sur Public Sénat: « Je pense qu’il est entré dans une phase de réflexion personnelle qui pourrait répondre au principe que j’exige: déontologie et éthique des élus ».
« C’est un lâchage en bonne et due forme », commente une huile de la haute assemblée. Le président du Sénat a joué la sécurité en se rendant sur la chaîne parlementaire, dont l’institution qu’il préside est l’unique actionnaire. Pas de questions gênantes et des journalistes qui le laissent dérouler ses éléments de langage sans ciller. L’heure est grave. Le Sénat se retrouve à nouveau dans l’œil du cyclone depuis que Joël Guerriau a été mis en examen, accusé d'avoir drogué la députée MoDem Sandrine Josso à son insu, en vue de l’agresser sexuellement, ce qu’il conteste. Joël Guerriau a été mis en examen vendredi 17 novembre puis remis en liberté sous contrôle judiciaire.
« Gégé sent où tourne le vent dans cette histoire »
Gérard Larcher a pris son temps pour réagir. Lundi, la députée Josso est sortie du silence pour témoigner: « J'ai cru que j'allais mourir », a raconté l’élue dans C à vous, sur France 5. « Toujours en état de choc », l’élue MoDem de Loire-Atlantique a ému les Français en parlant ouvertement du fléau de la soumission chimique. La première réponse du président du Sénat, sous forme de lettre dans la même journée, six jours après les faits, a été bien accueillie mais jugée « bien trop tardive », selon une sénatrice de gauche. « Moins d’une semaine, c’est hyper rapide pour le Sénat, rétorque, non sans cynisme, un bon connaisseur du Sénat. Gégé sent où tourne le vent dans cette histoire ».
Entre temps, l’avocat de Joël Guerriau a livré une défense lunaire, évoquant la mort de « Papichat », son fidèle animal de compagnie ou encore « l’angoisse de se retrouver seul à Paris » après sa réélection au Sénat. M. Larcher, tenu informé des derniers développements de l’affaire, selon mes informations, se devait de réagir. En comparaison, le parti Horizons, auquel appartient Joël Guerriau, s’est prononcé en seulement 48 heures après les faits allégués sans prendre de gants, en suspendant l’intéressé. « Horizons ne tolérera jamais la moindre complaisance vis-à-vis des violences sexuelles et sexistes », écrit le parti. Du jamais vu, à droite. Dans la foulée, son président, l’ex-Premier ministre Édouard Philippe, a promis d’appeler la députée. Il a tenu parole, même s’il est tombé sur son répondeur, selon Le Parisien. « Il fallait dissiper toute impression de flottement, Édouard est candidat à la présidentielle », justifie l’un de ses proches. Comprendre, le prétendant à la fonction suprême ne peut être accusé de la moindre connivence, même si Joël Guerriau bénéficie de la présomption d’innocence à ce stade de la procédure.
« Certains se croient tout-puissants, se sentant protégés »
Jeudi 16 novembre. Au Sénat, la journée s’était déroulée comme d’habitude: réunion du Bureau, l’organe disciplinaire de l’institution (auquel appartient Joël Gerriau), séance publique retransmise par la chaîne parlementaire… Les élus de la chambre haute (l’autre nom donné au Sénat, en opposition à l’Assemblée nationale) s’apprêtent à dîner peu avant 19 heures quand soudain, les alertes infos retentissent sur les téléphones sur leur collègue Joël Guerriau, placé en garde à vue par la PJ de Paris, comme le révèle RMC. C’est le choc pour les sénateurs.
La police est allée très vite. Le sénateur a été embarqué manu militari par les forces de l’ordre comme un citoyen ordinaire, ce qui choque ses collègues. La sacro-sainte immunité parlementaire ne joue pas, car l’affaire est traitée en flagrant délit. « Certains se croient tout-puissants, se sentant protégés d’une garde à vue car les cas de flagrance sont rares », témoigne une source parlementaire. En temps normal, le procureur général près la cour d’appel compétente doit faire une demande au Sénat via le ministre de la Justice, qui doit ensuite la transmettre à Gérard Larcher. « Ils étaient convaincus qu’en cas de problèmes, ils s’en tireraient devant le Bureau avec une réprimande du président », confirme une huile du Sénat.
« Tout le monde se regarde en chien de faïence, on se demande qui a pu le fournir »
Au palais du Luxembourg, rien ne semble ébranler la routine immuable de l’institution, surnommée la « forteresse du silence », pas même des accusations aussi graves comme une tentative d’agression sexuelle. Mais dans les couloirs, « on ne parle que de ça », témoigne une source parlementaire. Et pour cause, le sénateur Guerriau a affirmé que la substance qu’il a administré à la députée Josso, en réalité de l’ecstasy, lui aurait été remise par « un sénateur », dans ses premières déclarations aux enquêteurs de la PJ de Paris, selon Médiapart. Stupeur et tremblements au Palais du Luxembourg. « Tout le monde se regarde en chien de faïence, on se demande quel élu a pu le fournir? », témoigne un collaborateur parlementaire. « On se croirait revenu au temps de l’affaire des Poisons, l’air est irrespirable », affirme un sénateur de droite qui se pique d’érudition, en référence aux accusations d’empoisonnement du roi par sa favorite Mme de Montespan, sous le règne de Louis XIV, le roi Soleil.
Les langues se délient aussi sur la double vie de Joël Guerriau au Sénat. « Pour certains, 40m2 à Paris, ce n’est pas un bureau, c’est une garçonnière », témoigne un collaborateur, dont l’élu travaillait à côté de M. Guerriau. Le sénateur a acquis au fil des années une réputation de « fêtard » et de « coureur », proportionnellement inverse à sa discrétion affichée en public. Cette avalanche de révélations ne fait pas les affaires du président du Sénat: « Larcher est furieux. C’est moins la drogue que l’image du Sénat qui l’obsède », souffle un membre de l’administration. D’autant que la veille du témoignage public de la députée Josso, « Le Monde » épinglait les folles dépenses d’un autre sénateur, Stéphane Le Rudulier. L’élu LR des Bouches-du-Rhône a mené grand train avec l’argent du contribuable via ses frais de mandat: un stylo Montblanc à 900€, une pochette en cuir à 1.000€ et des dîners gastronomiques somptueux, selon le quotidien du soir. « Encore un mauvais coup pour la réputation de l’institution », fulmine en privé M. Larcher. Quel contraste par rapport à la rentrée, lorsqu’il recevait en toute majesté et un grand sourire aux lèvres le roi Charles III le 21 septembre (voir la vidéo ci-dessous). Le couronnement d’un travail de réhabilitation de longue haleine pour la Haute Assemblée construit patiemment depuis sa réélection au plateau en 2014 et que les affaires menacent de faire voler en éclats.
« Ce jour-là, on a tous compris qu’il fallait qu’on la boucle »
Les sénateurs sont unanimes: « Larcher s’est imposé comme un gardien vigilant du Palais du Luxembourg », de l’avis des élus sollicités, de gauche comme de droite. « Il a sauvé l’institution », claironne l’un d’eux. N’a-t-il pas imposé le contrôle des frais de mandat, mis fin aux contrats qui faisaient du Sénat une boîte d’évènementiel sous son prédécesseur Alain Poher et même des sanctions financières en cas d’absentéisme pour les sénateurs récalcitrants? Mieux, il a autorisé des commissions d’enquête et pas les plus simples à gérer politiquement, comme celles de l’affaire Benalla ou le scandale du fonds Marianne, faisant de lui la bête noire d’Emmanuel Macron.
Chez les collaborateurs parlementaires et les agents du Sénat, le constat est moins rose. M. Larcher est qualifié de « faible avec les forts et fort avec les faibles », « plus préoccupé par son image et celle du Sénat que des dossiers de souffrance au travail », confie un membre de la CGT collaboratrices & collaborateurs parlementaires. La commission de déontologie censée signaler les cas de maltraitance d’élus sur leurs assistants? « C’est une instance sans pouvoir, Larcher verrouille tout », soupire ma source. La gestion de l’affaire Benbassa, cette ancienne sénatrice écolo accusée de harcèlement moral est citée en contre-exemple de la volonté affichée du président du Sénat de sanctionner les comportements abusifs de ses pairs. En juillet 2023, le Bureau de la Chambre haute, sur laquelle il a la haute main, a « blanchi » la sénatrice malgré un compte-rendu de 386 pages de témoignages et de documents de salariés, accablants pour leur ancienne patronne. « Ce jour-là, on a tous compris qu’il fallait qu’on la boucle », confie, amère, une petite main du Sénat.
En interne, les sénateurs balancent entre « clownerie et effroi » face aux accusations gravissimes portées contre Joël Guerriau, selon une source parlementaire. « De la drogue, il y en a au Parlement comme partout dans la société », témoigne une ancienne députée de la majorité, qui s’est vue proposer « un sachet de coke » par un ministre lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. « On accuse toujours le Sénat d’être hors sol, c’est la preuve qu’on est proche des Français », en plaisante un sénateur. « Les élus sont censés donner l’exemple », oppose le sénateur PS Rémi Cardon, se disant « estomaqué » par certaines réactions de ses collègues. « Réduire la multiplication de ces agressions sexuelles à de simples faits divers, c’est nier leur dimension systémique », s’agace Mathilde Viot, ancienne collaboratrice parlementaire et cofondatrice de l’observatoire des violences sexistes et sociales en politique avec l’élue écolo de Paris, Alice Coffin.
« Pour la première fois, la parole d’une femme n’a pas été été remise en doute »
« Le milieu politique organise sa propre impunité, tous les partis sont concernés dans tous les pays », ajoute Mme Viot. « Darmanin accusé de viol, Nicolas Hulot accusé de viol, Damien Abad accusé de viol, Benoît Simian accusé et condamné pour violences conjugales, Gilles Legendre, signalé à la justice pour agression sexuelle… ». La liste semble interminable à l’autrice de « L'homme politique, moi j'en fais du compost » (aux éditions Stock, 2022). Ce mercredi, Alice Coffin annonçait, avec des élues belges et suédoises, la création d’un MeToo politique européen au Parlement européen à Strasbourg le 25 novembre. Objectif, obtenir des statistiques fiables sur les violences sexuelles et sexistes dans la politique et obliger les parlements à mettre en place des politiques efficaces pour lutter contre les systèmes d’impunité. L’initiative est saluée par la députée Sandrine Rousseau: « Pour la première fois, la parole d’une femme n’a pas été été remise en doute, quelque chose a changé », déclare l’élue écologiste, figure médiatique du féminisme en politique depuis qu’elle a témoigné avec sept autres femmes contre Denis Baupin en 2016, bien avant Metoo (l’enquête a été classée sans suite pour prescription en mars 2017). La parlementaire se demande toutefois si Sandrine Josso aurait été traitée de la même façon « si elle avait été simple collaboratrice ». « Les hommes sont encore super protégés, surtout dans les milieux de pouvoir. Comme elle est députée, elle a été entendue mais combien de femmes sont encore ignorées ou n’osent pas parler car elles ne sont pas en responsabilité? ».
Sollicité, le cabinet de la présidence n’a pas donné suite. Le conseiller spécial de Gérard Larcher, Patrick Dray, est « absent pour la semaine », selon la présidence. Ironie de la situation, la commission d'enquête narcotrafics du Sénat s’est constituée ce mardi 21 novembre à l’initiative du patron des sénateurs de la droite, Bruno Retailleau. Lancée le 30 octobre, elle doit se prononcer sur l'impact du trafic de drogues en France et les mesures à prendre pour y remédier. « Il y a du boulot , grince un sénateur de gauche, on pourrait commencer par le Sénat ».
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